"La peinture comme greffe ou le rêve de Dürer"

Entretien Daniel Schlier avec Éric de Chassey - 28 août 2007

 

Détails

 

EdC : Un des éléments qui me frappent lorsque je considère l’ensemble de ton travail depuis une vingtaine d’années, et qui marque une espèce de cohérence, c’est le fait que tu es extrêmement attaché à la forme tableau, c’est-à-dire à cette forme rectangulaire, plate, se détachant sur un mur de manière autonome , mais qu’en même temps tu ne travailles pratiquement jamais sur une simple toile tendue. Il y a toujours, un traitement de la surface qui est un traitement spécifique; soit que, dans les fixés sous verre (réalisés entre 1990 et 2005), cela oblige à travailler dans le sens inverse du sens où on va le voir ensuite, soit que tu aies travaillé avec des matériaux extrêmement divers, soit que, maintenant, on ait des fonds extrêmement travaillés, inégaux, avec des épaisseurs différentes où vient s’inscrire la forme plutôt qu’elle ne s’y déposerait de manière lisse et homogène.

DS : Je suis un peintre primitif. Je ne travaille pas mes tableaux globalement, mais partie par partie. Pour prendre un exemple, à la National Gallery de Londres, dans la Madone Manchester de Michel-Ange, le visage de la Vierge est très avancé, les vêtements esquissés, deux anges en sont à la première ébauche en verdaccio tandis que le fond est partiellement blanc. On trouve la même technique chez David ou chez Ingres : on poussait dans le détail un visage, un bras, ou le fond. Je travaille de cette façon-là. J’ai besoin de concentration quand je fais un tableau et la seule façon de me concentrer c’est de le prendre détail après détail. Cette addition de détails donne un tableau. Quel rapport avec le fond ? Quand tu portes un regard détaillé sur le tableau, il y a une géographie, certaines parties sont très lisses, d’autres sont plus matiérées, d’autres encore sont traitées en transparence. Ce qui prime est cette nécessité de se concentrer sur un lieu sans se préoccuper de ce qui se passe autour. Je laisse une grande part d’intuition dans le travail. Je n’ai pas du tout envie de le cristalliser. Comme je traite un tableau partie par partie, chaque détail peut trouver du sens ou une explication, une justification et une référence à la limite. Mais, précisément, je ne veux pas créer un cristal ; il me faut des courants d’air.

­EdC : As-tu toujours travaillé comme cela ou bien est-ce arrivé à un moment précis, le fait de ne pas prendre le tableau comme une donnée neutre ? Pourquoi y a-t-il pratiquement toujours, ce besoin de commencer par travailler le subjectile avant de venir y inscrire quelque chose ?

DS : Une peinture est une addition de matériaux, de gestes. Un objet dont chaque partie fait sens. Ce n’est jamais une surface quelconque qui reçoit une image. C’était déjà présent avec les peintures sur liège (1986-1994) : la structure très particulière du liège me conduisait à travailler avec l’épaisseur. De même pour les peintures avec des perles de verre ou quand j’ai travaillé sur du cuivre (au milieu des années 1990), pour une série de très petits tableaux qui ont été peu vus et qui ont précédé les sous verres. Cette préparation que tu perçois comme une « activité » indépendante de la peinture proprement dite en est en fait une partie totalement intégrée. Elle est une étape de la peinture. À voir la peinture, on oublie souvent l’importance considérable qu’a la préparation du fond, alors même que l’histoire des expérimentations de la peinture du XXe siècle – du cubisme à nos jours – n’est que cette histoire : comment articuler un fond avec une forme au sens 

technique, iconographique ou chromatique. L’industrie du XXe siècle nous fournit des supports prêt à l’usage alors que pour un artiste des siècles passées il fallait acheter la toile, le bois, encoller, maroufler, etc. Toutes ces questions étaient intégrées à la pratique. Je me mets dans la même situation que l’artiste du XVe siècle qui travaille le fond avant d’appliquer une couleur. Lorsque je colle de la fibre de verre et que je recouvre de papier aluminium les fonds dans une série d’œuvres de 1999/2000 (Les chiens pensent), ce n’est rien d’autre.

­EdC : Les termes que tu viens d’utiliser sont pratiquement réactionnaires, au sens où tu veux aller contre les habitudes de l’époque contemporaine

DS : Non le papier aluminium ménager, le liège ne sont pas réactionnaires… je connais nombres d’artistes qui ont cette exigence.

­EdC : Bon, alors au sens où tu joues avec cela. Mais à la Renaissance la situation était quand même très différente : les artistes étaient obligés de faire cela, ils n’avaient pas le choix. Le travail de la tradition picturale occidentale s’est fait dans le sens de la naturalisation de tous ces éléments : de telle sorte qu’on ne pense même plus au fait qu’il n’y a pas de raison de peindre sur une surface rectangulaire et plate plutôt que sur une surface de n’importe quelle forme. Ce qui me frappe c’est que, pour toi, cela ne semble jamais vouloir être une opération naturelle ; il y a une manière aussi d’affirmer quelque chose qui est effectivement de l’ordre de l’opération manuelle, artificielle, dans laquelle chaque élément compte. Ou bien est-ce parce que, aujourd’hui, on ne peut de toute façon pas prendre le tableau comme autre chose qu’un artefact sur lequel il faudrait repartir à chaque fois à nouveaux frais ? On pourrait dire en plus que tu ne t’arrêtes jamais à une solution qui serait définitive, on pourrait faire une périodisation de l’œuvre par supports, avec même la possibilité d’un regret pour le spectateur, qui peut se dire qu’il aimerait bien un retour à un support qui lui plaisait particulièrement. 

DS : Oui il s’agit bien de rendre visible, perceptible, chaque étape. On peut parler d’un artefact, et il y a aussi une sorte de périodicité, comme on pourrait dire en géologie, une façon de mettre en périodes et le temps et le travail. Mais cela ne vient pas d’un désir de marquer des temps, c’est tout simplement le fait que je n’arrive pas à me tenir à un seul terrain iconographique ou formel. Chaque peinture est le résultat d’une démarche unique et permanente. J’ai un goût marqué pour la littérature qui me raconte à la fois une histoire et qui me rappelle en permanence qu’il s’agit d’un dispositif construit, distancié, comme dans Tristram Shandy de Lawrence Sterne par exemple, ou comme Fellini qui avec un plan arrière dévoile la machinerie du studio. La magie en est plus forte. Je suis un enfant des années 1970 ; quand j’étais étudiant, j’avais le choix entre Rutault, Charlton, Richter. Je ne me sentais pas davantage à l’aise avec les Neue Wilden, la Transavanguardia, la Bad Painting…

C’est l’époque où j’ai eu un regard très curieux sur l’émergence de la photographie plasticienne, des gens qui réinventaient des préceptes de la peinture en se passant du médium peinture tels Gilbert & George, Ger van Elk. Une figure comme Jeff Wall, à ses débuts, a été importante pour moi. Le Double autoportrait ou Femme avec son médecin que j’ai découverts à la Documenta de 1982 m’ont beaucoup marqué. C’est de la peinture de genre, et qui « lave » radicalement tous les ismes du XXe siècle. C’était étrange: un médium très actuel qui s’intriquait à une chose très ancienne. La photographie permet une prise directe avec une narration « suspendue », des scènes de genre. Comme la photographie ne m’intéresse pas en tant que moyen d’expression, cela m’a obligé et permis à la fois d’injecter une dimension expérimentale dans une peinture délibérement figurative.

Cela touche moins un problème d’élaboration du tableau que d’être dans la nécessité de monter des images et de trouver la meilleure façon de les faire apparaître. Une toile n’est pas toujours le support optimal pour une peinture.

 

Troubles

 

EdC : Pour être très pragmatique de ce point de vue, je me demande si, quand tu fais un fond, tu sais quelle image va venir s’y inscrire. Les deux sont-ils travaillés ensemble, les deux sont-ils distinguables, ou bien y a-t-il effectivement indistinction?

DS : J’ai une perception de ce qui va arriver à la surface, bien sûr, j’ai une vision globale dans la tête, mais comme je monte le tableau détail par détail, il y a toujours ce démantelement de la vision globale quand tu peins. Comme, si ce vers quoi tu tends, tombait en ruine au fur et à mesure que tu construis. C’est une expérience assez étrange, comme marcher, à chaque pas il faut récupérer la chute. 

Un exemple précis. Je travaille parfois à l’acrylique et le médium acrylique crée de l’électricité statique, attire les poussières, les cheveux, etc. C’est donc la chasse à la poussière dans l’atelier pour arriver à faire des tableaux indemnes de traces. Mais un jour je l’ai accepté au lieu de me battre avec. Par fatalisme, et aussi parce que face à cette avalanche d’images propres, clean, je pense qu’il était temps d’opposer un peu de poussière et de saleté. Ce sont les mouches sur les vanités du XVIe et XVIIe siècles : elles sont à taille réelle peintes sur le tableau, hors des proportions des éléments peints par ailleurs. Sur le tableau et pourtant dans le tableau puisque peintes… Les cheveux et poussières sont mes mouches.

­EdC : Quand tu parles d’accepter, on peut même dire qu’il s’agit pour toi dans ce cas de courtiser.

DS : Oui, parce que je ramasse la poussière dans les coins de l’atelier. C’est pour cela que je parle d’artefact. Il y a toujours un moment où il faut exagérer. Nous sommes des animaux d’exagération. Nous ne faisons qu’exagérer ce que nous voyons. Le naturel à l’écran n’apparaît pas, on ne le voit pas. Il faut jouer le naturel et, dans un tableau, ce n’est pas différent. Il faut exagérer systématiquement, amplifier les choses…

­EdC : Mais il faut quoi ? Il faut qu’il y ait un trouble chez le spectateur qui se demande si le tableau est sale, ou si c’est exprès, ou bien ce type de trouble n’a-t-il pas d’intérêt ?

DS : Non, on voit clairement que ce n’est pas un accident. Si trouble il y a, c’est dans l’opposition qu’il peut y avoir entre une image très concertée, très pensée, et par ailleurs cette apparition un peu hasardeuse. Les images que je propose pourraient faire l’objet d’une œuvre, tout comme une peinture faite de matériaux à base de poussière et cheveux pourrait faire l’objet d’une pratique. Ce qui m’intrigue c’est non pas le croisement mais la rencontre des deux. Quand je regarde des tableaux, je les regarde de très près. Dans ses derniers tableaux, Lucian Freud a collé de la poussière. Cette rupture de sens m’intéresse car cette peinture de Freud n’appelle pas la poussière, pourtant… On sait très bien qu’Andrea del Sarto mettait de la poussière d’or dans ses tableaux pour essayer de trouver une lumière particulière, même si on ne la voit pas ; Rembrandt mettait du sable de quartz cherché au bord du Rhin ; on trouve cela avec les tableaux cubistes, Braque et Picasso mettaient aussi du sable dans leurs tableaux. Toute l’histoire de l’art n’est jamais qu’une façon de rendre impure cette matière. Il m’est difficile de théoriser cela, parce que ce sont des gestes naturels qui doivent être visibles. La peinture a cette faculté de transformer en peinture tout matériau hétéroclite qui lui est proposé.

­EdC : Pour moi, cette histoire de surface et de fond est aussi bien à prendre du côté de la pratique expérimentale et de la manière dont le tableau se construit et garde les traces de cette construction, que dans la façon d’affirmer en permanence pour le spectateur qu’on est devant une surface, avec sa matérialité propre. De ce point de vue là, finalement, les fixés sous verre sont presque des anomalies, parce que précisément ils conduisent à une homogénéisation de l’image, qu’ils ont tendance à rendre celle-ci plus acceptable pour de nombreux spectateurs par rapport à quelque chose qui résiste lorsque l’hétérogénéité de la surface est extrêmement visible, dans la mesure où cette technique ramène tout à une surface. Conceptuellement aussi bien que dans la manière de travailler, c’est en réalité la même chose que dans les autres œuvres, mais visuellement on n’est pas tout à fait dans la même expérience.

DS : Je souhaiterais que les spectateurs de mes tableaux aient la même expérience que moi lorsque je vais voir un tableau : un trouble. La peinture sous verre a cette qualité forte de cristalliser le regard et d’égarer la raison. Moi-même j’ai besoin de me confronter à certaines œuvres de façon répétée. Vérifier l’incongru en quelque sorte. J’ai besoin d’aller voir Baldung Grien ou Grünewald, ici à Strasbourg, à Colmar ou Bâle. Quand je vais à Paris, c’est les Quatre saisons de Poussin… J’ai besoin d’être dans cette espèce de confrontation, je ne recherche pas une peinture qui joue de facilité.

 

Echardes

 

­EdC : Tu évoques Baldung Grien et Poussin, peut-être parce que ce sont des artistes chez qui l’incongru occupe une certaine place. Cependant chez eux, s’il y a des incongruités iconographiques dans les tableaux, cela reste quelque chose qui fait saillie à l’intérieur d’un tout homogène et qui est iconographiquement très balisé. 

Par exemple, dans L’Eté de Poussin que tu viens de citer, il y a cette grappe de raisin absolument gigantesque par rapport à une scène champêtre tout ce qu’il y a de vraisemblable. Chez toi, l’iconographie est dès le départ incongrue – pas parce qu’il y aurait des petits détails incongrus à l’intérieur d’un ensemble naturel mais parce que chacun des éléments est incongru dans son rapport aux autres. Pourquoi cette forme d’incongruité là ? C’est-à-dire ces choses qui simplement ne vont pas ensemble ?

DS : Oui c’est vrai. J’aimerais tant être un peintre classique avec un programme clair, mais je finis toujours en tête de veau ! J’ai regardé Lorenzo Lotto qui est défini comme peintre étrange, incongru. Cet exemple est peut-être éclairant. Philippe Dagen dans un article sur mon travail parlait de moi comme d’un « excentrique »… Je trouve que le mot est juste au sens strict : ce qui est hors du centre. Pas au sens de l’excentrique qui cultive sa singularité. Il est vrai que mes tableaux sont composés de parties qui ont du mal à s’accorder. Ce sont des niveaux de réalité et de figuration divers qui doivent s’arranger entre eux. Des éléments photo-réalistes, d’autres qui sont de l’ordre du geste: ces confrontations existent, mais ce qui m’intéresse vraiment, c’est la tension visuelle, la confrontation avec cette matérialité très spécifique, une granulométrie et l’image. On peut décrire ces images au téléphone : un tableau de 2 mètres sur 1, avec une armure qui serait tombée au sol, de couleurs diverses pour le heaume, la cuirasse. Le fond est blanc avec une matière ocrée sur le haut. Enfin un avion de chasse qui passe dans le dos. Tu peux le décrire, mais l’essentiel reste la confrontation physique de l’œil avec le tableau. C’est seulement là que s’invente la peinture. L’œil est intelligent.

EdC : On peut dire que « l’œil est intelligent », mais il pourrait aussi trouver à se nourrir d’une façon plus abstraite, sans le support de cette iconographie récurrente, à laquelle manifestement tu tiens, et cela aussi dans son incongruité. Tu y insistes en la répétant autant. Je pense, par exemple, à l’iconographie des chevaliers et des armures qui peut sembler assez étrange malgré tout, en ce début du XXIe siècle.

DS : Elle est née dans ma collaboration avec Richard Fauguet. En confrontant nos travaux nous nous sommes rendu compte que nous avions des iconographies communes. Lui-même avait fait des collages avec des armures. J’avais ébauché des projets. En 2000, nous avons réalisé à quatre mains un miroir peint (Space cowboys, Château d’Oiron) un double autoportrait en armures debout dans la gadoue. Depuis Richard a fait des collages, moi des dessins et peintures. Il y a donc à la fois le lieu de la rencontre et le lieu où chacun a sa pratique, avec des points de contacts entre les deux. 

Ce sont des rôles ou des costumes que tu enfiles et qui permettent plus aisément d’engager une rencontre avec le monde. Les motifs iconographiques m’accompagnent longtemps, ils apparaissent, disparaissent, réapparaissent, selon les circonstances et les nécessités. C’est ainsi que les moteurs sont apparus en 1996-1997, dans les tableaux de la Suite Hölderlin. Aujourd’hui ils sont associés aux chevaliers qui les portent.

Je pose des idées dans des carnets de dessins. Ce sont des notes en réserve, en attente d’un support juste pour faire « résonner » — comme les cordes d’une guitare ou d’un violon — la peinture au plus fort. Une idée peut se traduire en peinture sur toile, sous verre, avec un fond à l’or ou simplement en dessin. Parfois cette mise en attente est très longue. Cela peut durer plusieurs années. Par exemple la suite de typographies en noir et blanc du catalogue « Les jours maigres, les jours gras » forment un ensemble d’images génériques qui ont fini par trouver leur forme. Certaines de ces images sont devenues des sous-verre, d’autres des dessins sur papier baryté, d’autres encore les deux à la fois. J’ai pour projet d’en faire une grande série, voir comment il y a des passages d’une technique à l’autre, d’une image à l’autre. Les moteurs, par exemple, apparaissent sous forme de silhouettes en sous-verre, très peu détaillés, mais lorsque s’est produit le passage à la toile, avec la redécouverte de l’aérographe, cela les a transformés en objets précis, presque des croquis techniques.

­EdC : Cela pose la question de la multiplication des techniques chez toi. Vient-elle d’une sorte d’amour de la variété des outils ou bien de la nécessité de diversifier ceux-ci pour voir quels effets chacun d’entre eux produit à partir d’une même iconographie, ou sur la même iconographie? Ou bien cherches-tu à trouver le bon outil pour chaque type d’image, voire pour chaque image en particulier ? Ou bien encore cherches-tu les images qui te permettent d’utiliser tel ou tel outil, dont tu as envie à ce moment précis ?  

DS : Prenons le cas de la peinture à l’aérographe. Je m’en étais servi à des fins d’illustrations lorsque j’étais étudiant. Le compresseur et l’aéro restèrent ensuite rangés durant plus de vingt ans… Cela me paraissait un moyen tout à fait inadapté durant ces années pour le travail que je menais. Mais pendant ces années j’ai accumulé des images dans la tête, et j’ai finis par me rendre compte que je ne savais pas faire résonner de façon juste certaines d’entre elles, simplement parce que je n’avais pas le bon outil. J’ai redécouvert l’aérographe en 2004, j’avais besoin de marquer le trouble induit par le flou. C’est aussi simple que cela. Il ne s’agit pas d’expérimenter des matériaux et des processus techniques pour eux-mêmes. Je ne fais pas d’expériences avec le pinceau n°4 ou 12 ou le mélange d’acrylique et d’huile pour voir ce que cela donne. Je n’engage pas des logiques expérimentales, je suis à l’affût de mes nécessités et j’essaie d’y répondre de la façon la plus directe. Il en est de même dans les sujets abordés ; il s’agit de répondre à une situation nouvelle ou à une figure académique avec la même évidence. Faire un nu, par exemple est une figure académique, pourtant cela m’intéresse autant que de voir comment trouver une réponse en partant d’une iconographie balisée dans l’histoire. Il y a eu des natures mortes, des propositions plus hermétiques, des scènes de genre, ces chevaliers qui offrent des moteurs qui ne sont rien d’autre que des tableaux d’offrande, tels qu’on a pu en voir à travers l’histoire de l’art.

­EdC : Mais, dans l’histoire de l’art du passé, ces figures sont des figures naturelles ou naturalistes. On pourrait dire que ce qui se rapprocherait le plus de ton iconographie de chevaliers portant un moteur, ce sont les figures de saints bâtisseurs ou de donateurs dans la peinture médiévale ou dans celle des débuts de la Renaissance, où l’on voit un personnage tendre une église ou une ville. Cela dit, chez Giotto par exemple, à partir du moment où commence à régner un ordre naturaliste, on en vient à interpréter ces objets, qui sont des incongruités en terme d’échelle par rapport à l’unification spatiale de l’image, en les considérant comme des maquettes. On pourrait se poser la question de savoir si, quand ces images-là sont apparues, elles avaient le même caractère d’incongruité que tes images. Mais je ne crois pas que cela ait été le cas, parce que, pour la plupart de ces artistes, la question était de favoriser la lecture la plus directe possible. 

Dans ton cas, ce n’est manifestement pas ce qui est visé. Je suis d’accord avec toi, ce qui me paraît le plus évident dans tes œuvres, c’est la façon dont elles installent une opération de freinage du regard qui est aussi un freinage mental. Ce serait peut-être une inversion du modernisme : là où Matisse dit « il faut que chaque centimètre carré ait le même poids » et se retrouve du coup conduit au bord de l’abstraction, c’est-à-dire à une forme d’égalisation de l’ensemble du tableau, toi tu voudrais faire en sorte que chaque centimètre carré du tableau ait son importance, mais en même temps que chaque centimètre carré soit en fait complètement distinct, résolument inégal par rapport aux autres.

DS : Effectivement je ne saurais mieux le dire… C’est un point important. Je ne crois pas à l’égalité. Il ne faut pas confondre la structure et la forme : un motif décoratif, un tableau de Cézanne, une peinture cubiste, un all-over ou un monochrome ont en commun de tendre la surface mais ces tensions ne sont pas les mêmes sur un monochrome que chez Cézanne. Au décoratif, au monochrome qui égalisent je préfère la tension que Cézanne met en œuvre ; ce n’est pas de l’égalité, c’est de la structuration, de la tension de la surface sans la réduire à une surface décorative comme un tapis. Un all-over de Pollock possède des nœuds comme un muscle maltraité, c’est ce qui lui donne une force visuelle. Je déplace la question du traitement de la surface vers un traitement distingué des motifs du tableau. Faire de la peinture est répéter ce qu’ont fait les prédécesseurs, mais, comme nous nous sommes déplacés dans l’espace et le temps, les réponses sont différentes. Ce qui m’intéresse dans ce que tu dis là s’observe également au quotidien. Les stratèges militaires parlent de stratégie asymétrique. La guerre était symétrique dans le temps. Aujourd’hui elle est asymétrique : ce sont des armées high-tech qui se battent contre des soldats armés de fusils bricolés et qui connaissent leur terrain. Je pense que mon travail est sous le signe de l’asymétrie.

 

Caprices

 

­EdC : Si effectivement on s’arrête sur chaque élément de l’iconographie, il y a une première tentation, qui serait de faire fonctionner le tableau comme un rébus – or cela ne fonctionne jamais comme un rébus. Les fixés sous-verre qui avaient été montrés en série au Musée d’art moderne de Strasbourg lors de ton exposition personnelle en 2003, dans leur format allongé et la juxtaposition des images, peuvent faire penser à la forme du rébus telle qu’on la trouve dans les revues illustrées du XIXe siècle. Mais si l’on essaie de résoudre cette succession comme un rébus, cela ne donne aucun résultat. 

DS : Ce format horizontal a été assimilé à des écrans plasmas 16/9e, à du cinémascope. Ce format est d’abord une mise en scène qui favorise un déploiement du regard, qui fait aller celui-ci de gauche à droite, de l’avant vers l’arrière, bien mieux que ne le font des formats carrés ou rectangulaires plus habituels. Il faut vraiment un format extrêmement allongé. Je les appelle des Caprices, des variations qui me permettent de faire émerger des images. Il y a des Caprices en musique, il y a les Caprices de Tiepolo, avant ceux de Goya. D’une façon très concertée, ce format horizontal est un exercice pour « mettre bas » des accords colorés, des sujets, des compositions, avec pour seule préoccupation de les intégrer dans un format et une technique unique. Un tableau seul aurait un caractère onirique, un autre une dimension réaliste; vingt tableaux en série se mettent à distance et cherchent une forme de relation, de parenté. Ce n’est pas un rébus, c’est une scène. Dans Un dimanche après-midi à l’île de la Grande Jatte ou Une baignade à Asnières Seurat travaille également sur un format long. Il constitue un lieu où une dimension programmatique peut s’étaler, où l’on peut mettre en scène les choses. Chez lui, il y avait ce projet anarchiste dont les historiens de l’art américains Meyer Schapiro, Robert Herbert, T. J. Clark ­­­ont beaucoup parlé. J’aime Piero di Cosimo, dont les tableaux ont aussi ce même format allongé qui les a parfois fait prendre pour des rébus. Il y a aujourd’hui beaucoup d’hermétisme, parce que beaucoup de ses images nécessitent des codes que nous n’avons plus, mais c’était certainement beaucoup moins le cas à son époque, ou plutôt il s’agissait d’hermétisme comme doctrine philosophique, ce qui est bien loin du rébus. J’ai beaucoup regardé cette imagerie alchimique où l’on se demande quelle logique l’anime, quelles significations elle porte, qui n’est lisible que par des initiés. Ce type d’images m’a beaucoup nourri : il s’en dégage une forme de logique qui laisse penser que l’on est sur une voie et soudain la chose est prise en relais par un jeu de mots, un détail plus que l’ensemble, par une connaissance préalable pour décrypter la chose. Cela fait appel à différents niveaux de compréhension.

­EdC : Cela se distingue donc bien du rébus, dans la mesure où le terme du rébus est extérieur et qu’une fois la réponse trouvée ou donnée, cela n’a plus aucun intérêt. La seconde tentation face à tes images serait de justifier la juxtaposition des éléments en leur cherchant un point commun. On pourrait justifier la présence simultanée sur une même image d’une armure et d’un moteur en disant qu’il s’agit d’illustrer deux moments de la technologie (l’une du XVe siècle, l’autre d’aujourd’hui), les lire alors comme une réflexion sur l’histoire de l’humanité. Mais là encore, je ne crois pas que cela marche. Est-ce de l’ordre de l’obsession, de quelque chose qui serait une sorte de fond d’image qui t’appartiendrait et n’aurait pas d’autre justification que leur caractère idiosyncrasique ? Ou bien y-a-t-il une réflexion qui serait plus strictement d’ordre iconographique, sur la raison d’être de ce type d’image ? 

DS : Peindre c’est s’inventer des mesures étalon pour mesurer sa relation au monde. Fatalement c’est faire des images qui freinent le regard. Tes questions reviennent souvent dans la bouche des regardeurs de mes peintures : « Pourquoi cette forme verte ici ? Pourquoi un poisson ? Pourquoi un moteur ? » On ne pose que des questions que l’on a déjà intégrées dans son histoire. On ne comprend que ce que l’on connaît. En 1987-1989, je peignais des cartes de géographie qui étaient inversées. Devant une peinture où la Bretagne se trouvait à droite et l’Alsace à gauche, les Français se demandaient  pourquoi la France inversée ? Aucun  ne réagissait sur la carte de la Finlande… Lorsque je fais des images qu’est-ce que je connais ? Qu’est-ce que je comprends de ce qui est en train de s’élaborer ? Le regard construit son propre modèle de perception, en travaillant. Il n’y a pas de monde pré-existant que je reconstitue par des couleurs et des formes. Mes tableaux sont les mesures étalon que j’invente pour comprendre le monde. Je suis le premier surpris de ce qui se passe dans l’atelier…

­EdC : À cela on pourrait cependant rétorquer que dans tes tableaux, de manière générale, il y a souvent une figure ou un élément dominant, avec des éléments ajoutés et c’est rarement l’élément dominant qui est l’élément que l’on identifie comme bizarre. On peut prendre l’exemple d’un tableau comme Chevalier offrant du pain (2007). Il y a une figure humaine et elle est traitée de manière autonome ; les couleurs à l’intérieur et les formes qui se découpent ne représentent rien à proprement parler – même si l’on peut reconnaître clairement la main. On peut dire qu’il y a une incongruité de la présence spatiale du pain, mais le pain, en lui-même, appartient à quelque chose que l’on trouve naturellement autour de soi, comme le corps humain (parce que de ce point de vue-là, il n’y a pas de différence). Un bras articulé d’armure et un heaume, pourtant, ce ne sont pas des choses que l’on trouve autour de soi, donc cela apparaît comme plus incongru – pas seulement par rapport au reste mais en tant que tel. Et a fortiori quand ces éléments d’armure sont présents dans tes tableaux avec une telle fréquence. Pour moi cela introduit forcément la question du rapport à l’histoire. 

 

Temporalités

 

DS : C’est l’atemporalité de la peinture qui m’intrigue. La peinture est une affaire de temps, pas au sens de chronos, mais de tempus. Tu peux tout intégrer dans la peinture. L’assemblée de paysans de Le Nain est-il plus pertinent que La veuve de Phocion ramassant ces cendres de Poussin ? Ils sont contemporains dans la chronologie mais pas dans la temporalité, cela annihile toute hiérarchie. Aujourd’hui avec la mémoire mécanique des enregistrements sonores, filmés, informatiques nous sommes dans une obsession de la contemporanéité. Il faut être de son temps de façon forcenée. Tous à l’heure unique… Avec Barry Lindon Stanley Kubrik est-il en retard ? et avec Space Odyssey,  en avance ?  Au XIXe siècle, Meissonnier peint La campagne de France, il est peintre d’histoire. Il y a autant d’écart entre son tableau et Napoléon que j’en ai avec le débarquement de Normandie. Aujourd’hui ce n’est plus une question de peinture, le cinéma est plus efficace pour narrer Omaha Beach… La fameuse sculpture de la Louve romaine a plusieurs siècles d’écart avec les sculptures de Rémus et Romulus qui sont sous elle, on ne perçoit plus cette différence de temps. Tu ne mettrais pourtant pas un Carl Andre sous un Donatello, non ? Un tableau doit être juste avant d’être contemporain, en cela c’est un médium d’expression magique. Rapide et facile quand tout est lent et difficile, lent et raisonnable lorsque tout s’affole…

­EdC : Mais pourtant les armures que tu peins sont relativement cohérentes en termes de chronologie. Elles appartiennent à une période déterminée où elles n’ont plus d’autre rôle qu’ornemental. On pourrait retrouver des armures, qui appartiennent à des périodes différentes. Il y en a quelques-unes qui sont un peu plus anciennes il me semble, en particulier dans les œuvres à quatre mains, il y a des armures qui datent plutôt de l’époque de la guerre de Cent Ans que du début de la Renaissance. Mais on pourrait aussi imaginer qu’il y ait, arrivant, au même niveau que les armures, une version futuriste de l’armure, comme celle de Terminator par exemple.

DS : Je l’ai dis plus haut : les armures, les moteurs, et tous les arguments de mes peintures sont des costumes ou des rôles dans lesquels je rentre. Tu connais ce sentiment durant Carnaval ; derrière ton masque tu es un autre et tu as une autre appréhension du monde. Enfiler une armure me permet de croiser des avions, de porter des moteurs et de me colorer. La mise en abyme est vertigineuse. Peindre l’autre qui est moi, sans être dans la psychologie de l’autoportrait. C’est une pensée désarticulé au sens strict, et cette désarticulation, cette façon de se casser la figure, est essentielle. C’est peut-être une façon de créer cette sensation d’asymétrie dont je parlais. Entre ce qu’on est et la projection qu’offrent les tableaux. J’avais fait le projet de peindre des tableaux où se seraient fait face, assis, une armure et une tenue de scaphandrier, une carapace dure en face d’une peau molle. La confrontation du dur et du mou ; le principe du scarabée et du vertébré, mais ça n’a pas pris et, pour l’instant, je porte mieux l’armure que le scaphandre... quant à Terminator il ne porte pas vraiment d’armure, j’ai des projets avec Predator, il est plus profond…

 

Greffes

 

­EdC : J’ai souvent pensé à propos de ton travail à celui de Richard Hamilton, à cause de cette manière de combiner les images, de ne pas tant insister sur leur hétérogénéité que de ne jamais les ré-homogénéiser complètement, de les laisser au bord de quelque chose (j’aimerais aussi parfois le placer, à cause de la présence des poussières qui évoque Élevage de poussières de Duchamp et Man Ray, dans une famille post-duchampienne). Cependant, chez Hamilton, c’est très porté par un discours puis par un décryptage, la présence de chaque élément est absolument justifiée, à tel point même que l’interprétation des œuvres est impossible en dehors du discours autorisé de Hamilton qui l’a produit lui-même. Je crois que la manière dont tu travailles est de ce point de vue-là, assez différente. C’est ce qui fait que, chez Hamilton, c’est relativement intégrable : dans un régime qui est celui où le rapport à l’image est médié par un texte, régime majoritaire dans le milieu de l’art aujourd’hui, à partir du moment où l’on a le texte qui explique l’image tout va bien puisqu’on n’a plus besoin de regarder l’image (et seulement regarder, sans mode d’emploi écrit, c’est manifestement un vrai problème pour beaucoup de nos contemporains). Alors que chez toi il n’y a pas de texte d’explication et, manifestement, il ne peut pas y en avoir, en tant que tel (en décryptant élément par élément). Tout cela s’adresse à l’intelligence de l’œil d’abord - pas d’un œil décorporé ni d’un œil décérébré, mais de l’œil d’abord malgré tout. 

DS : Mon public le plus enthousiaste est celui de gens qui ont fait leurs « humanités », qui ont une culture transversale des idées et de l’art, cela leur donne des points de contact avec ma peinture. L’autre enthousiasme que je croise est celui de gens qui laissent la connaissance de côté pour faire appel à leur intuition, et qui adhèrent tout de suite, sur un accord coloré, sur une matière, sur un traitement. C’est très étrange… Les milieux « spécialisés de l’art contemporain » me regardent peu ou alors me regardent à condition que, précisément, je sois sur ce terrain de l’incongruité, de l’ironie, sinon du kitsch. Hamilton, c’est un travail complexe que j’aime beaucoup, et qui passe aussi par des techniques d’impression sophistiquées – qui sont souvent des techniques d’impression du XIXe siècle, comme la colotypie ou la lithographie sur verre, des techniques sophistiquées que peu maîtrisent. L’œil non averti ne le voit pas et l’œil spécialisé s’interroge. 

­EdC : Si le milieu de l’art contemporain s’y retrouve avec Hamilton, je crois, c’est que les images auxquelles il aboutit sont relativement identifiables à partir d’un corpus en lien avec la culture populaire. On sait que ça vient de la culture populaire et donc c’est acceptable. Quand la référence est à l’art ancien, tel que Fra Angelico, c’est une œuvre que connaît n’importe qui ayant fait une première année à l’École du Louvre ou en histoire de l’art. De ce point de vue aussi chez toi, c’est différent : quand il y a des références à l’histoire de l’art, ce sont rarement des références immédiatement identifiables par le plus grand nombre. D’où une question : recherches-tu volontairement ces références ou bien sont-elles des références trouvées, auxquelles tu aboutis dans le travail sans les avoir prévues a priori ?

DS : On fait de la peinture - aussi - avec la peinture des autres. Les images, je les retiens, je les mémorise. Elle ne sont pas une justification, elle sont un aliment du travail. Si elles apparaissent dans le travail c’est qu’elles sont aussi essentielles que le support ou la couleur. La peinture ancienne est essentiellement une source de plaisir et je m’y plonge car c’est une leçon d’atemporalité. Je suis toujours ému par ces Jeunes femmes et la Mort de Baldung Grien, que ce soit en gravure ou en peinture. Je suis fasciné par la mécanique intellectuelle et visuelle qu’est le Retable d’Issenheim de Grünewald. Cette petite Madonne et enfant de Dürer au Metropolitan Museum de New York, qui est grande comme la main et qui a un globe oculaire comme un monde dans lequel tu t’engouffres… Je ne me souviens plus du tableau dans son ensemble, mais je me souviens d’être tombé dans ses yeux. J’y suis allé pour voir La vue de Tolède et je tombe dans un Dürer…. 

­EdC : Le tableau n’est donc pas chez toi une réflexion à partir d’antécédents ?

DS : L’art se fait avec de l’art aussi. C’est le aussi qui importe. Mon travail trouve des tuteurs, pour tenir debout, aussi dans des formes d’expression anciennes, mais l’histoire n’est pas une réserve d’accessoires. 

 

Vol

 

­EdC : Si tu le veux bien, nous allons prendre un exemple précis, celui de La voleuse, une œuvre de 2007. Peux-tu préciser comment existe, dans ce tableau-là, le rapport à Watteau qui saute, je crois, aux yeux ? 

DS : J’ai fait des photographies avec trois modèles dans l’intention de peindre des nus. Un des modèles avait un pantalon bouffant large, en lin. Elle a commencé à enlever son pantalon, en tirant dessus il a pris des plis ; elle avait l’air gauche. Je lui ai demandé de garder cette pose. J’en ai fait une photographie, j’ai demandé à une autre fille de lui mettre la main dans la poche : une scène de vol. L’idée était de faire deux nus : un de face et un de dos lié par ce geste. Cette figure était intrigante, j’ai peint le pantalon en grisaille, le corps en « agates », la tête comme un soleil écharpé, dont les contours ne coïncident pas avec le visage. L’autre personnage de dos était là, mais cela ne « marchait » pas. Une composition est de l’ordre de la greffe qui prend.

­EdC : Là, le tableau est commencé ou pas encore ?

DS : Le tableau est esquissé sur papier, il commence vraiment sur la toile. C’est une question d’espace, de format. Je commence par une silhouette pour poser la composition, puis je précise la composition pour poser des films adhésifs que je découpe/dessine au scalpel. Cela me permet de faire des réserves et ne pas trop charger le fond. Il faut que la toile ne porte que l’essentiel, il y a très peu de repeints. C’est alors que je me suis rendu compte que le deuxième personnage ne pouvait exister que sous forme d’une tête qui nous regarde et d’un bras qui part, dans un mouvement inversé…

­EdC : À ce moment-là, le dessin de pantalon existait-il déjà sur la toile ou bien n’était-il qu’en projet ?

DS : Une fois le fond brun posé, le pantalon est peint entièrement, car il est la colonne visuelle du tableau. Il est traité pour lui-même ; le corps est également traité pour lui-même, puis les têtes. Je n’interviens plus ailleurs et je ne peux réellement voir le tableau que fini. Le titre s’est imposé : La voleuse. Par la suite je me suis rendu compte que ce tableau m’évoquait quelque chose. J’avais une intuition, et là je tombe sur le Gilles de Watteau… Les dessins de Watteau, j’en suis familier; ils sont splendides, mais sa peinture m’est assez étrangère. Le Gilles par contre est vraiment une œuvre à part : il est décalé. Bien sûr, iconographiquement, la Commedia dell’arte, le Carnaval, tout cela à un sens, mais il n’en reste pas moins que c’est un tableau décalé. Je me suis alors rendu compte à quel point il y avait dans mon tableau une rémanence, une remontée du Watteau : ce personnage tout blanc, gauche, qui tient son pantalon par le côté et derrière lui, il y a un personnage qui passe le bras, qui vole un fruit dans une corbeille et cette tête d’âne.

 

Frontières

 

­EdC : As-tu le sentiment, puisqu’on parlait d’incongruité ou d’aplatissement temporel, d’appartenir à une histoire en train de se faire, à une génération, à des rapports avec d’autres artistes qui sont tes contemporains – au sens strictement chronologique du terme ? Est-ce un problème pour toi ? Ou bien est-ce une question sans grand intérêt pour toi ? 

DS : Je connais des artistes de ma génération bien sûr, je ne cherche pas un effet de miroir. J’ai longtemps été le seul peintre dans la galerie bordelaise de Jean-François Dumont avant que Philippe Fangeaux n’arrive. Nous travaillons à quatre mains avec Richard Fauguet, et nous cultivons nos différences. Dans nos discussions, il fait toujours allusion à ma difficulté à faire usage de ready-made. Il est vrai que le ready-made comme convention ne m’intéresse pas. Duchamp a réglé la question. Richard est parfois dans l’usage de formes à disposition, il reprend des formes existantes pour les filtrer. Cela m’intéresse car ce n’est pas du ready-made, il a une attitude forte avec cela, il n’est pas dans la convention. Jusqu’à récemment, j’ai peu fréquenté les peintres de ma génération. J’ai été heureux de rencontrer Jean-Olivier Hucleux, il m’a fait le plaisir de visites d’atelier. Nous avions exposé ensemble à deux reprises, mon travail l’intriguait assez pour qu’il me sollicite. Je comprends bien, car il est perçu au travers du filtre du photoréalisme alors que son œuvre est beaucoup plus complexe. Ger van Elk et Franz West, rencontrés au Printemps de Septembre 2006 à Toulouse, m’ont fait part de leur curiosité ce qui démontre bien que ce n’est pas tant une question de génération qu’une question de « famille ». Elmar Trenkwalder est un artiste de mon âge et un ami proche fait un travail sans comparaison, Ashley Bickerton m’intrigue beaucoup, dans son imagerie maniériste, sa peinture maniaque, mais je regarde aussi les vidéos de Stan Douglas et pour une génération au-dessus : Carroll Dunham, Gino de Dominicis, Barry X. Ball. Je pourrais citer de nombreux artistes mais c’est toujours la capacité à « tremper » une imagerie, une thématique forte dans la peinture et à en tirer une affaire surprenante qui m’intéresse. De Chirico, Beckmann et Guston comptent beaucoup. Beckmann influence Guston, qui boursier, va en Italie. Beckmann prend sa place de professeur aux Etats-Unis pendant que Guston rencontre De Chirico. Plus tard il rompt avec l’expressionnisme abstrait et repose cette relation à l’histoire que Giorgio de Chirico avait posé dès 1918 en mettant en place des stratégies anti-modernes. Beckmann aussi est un cas : comment faire des scènes de genre symbolistes après la révolution abstraite ? Ils sont classiques aujourd’hui, mais la relation esthétique qu’il y a entre eux montre qu’il faut être créatif dans la façon de tisser des liens entre les influences. De Chirico est un peintre fondamental. Il passe pour réactionnaire après 1918, alors qu’il réinvente une relation à l’histoire. Aujourd’hui cette relation est reconsidérée, la lecture de l’histoire n’est plus systématique, téléologique. C’est ce qui permet de redécouvrir une figure comme la sienne. Picasso avait dit : « Attendez cinquante ans et vous verrez l’importance de De Chirico ». Sur ces chemins-là, qui paraissent extrêmement labyrinthiques, j’ai une relation à l’histoire, un « tissage » où je croise des parcours singuliers comme – encore – ceux de Ruysdael ou Schwitters. 

­EdC : L’un des traits communs à ta génération c’est d’avoir pu circuler sans problèmes et traverser les frontières. Tu vis toi-même dans une situation géographique frontalière, mais où la question des frontières ne se pose plus de la même manière que pour un Hans/Jean Arp (pour prendre un autre d’exemple d’artiste alsacien). 

DS : Je n’aime pas faire référence à l’enfance qui constitue le présent de l’artiste. À la question « À quoi ressemble le drapeau alsacien ? », mon professeur de peinture Camille Hirtz répondait : « C’est la hampe, le bâton. Le chiffon, au bout, on le change régulièrement ! ». La hampe est vraiment le drapeau. C’est un trait d’humour mais il est vrai que tout artiste se pose la question du contexte culturel, doublée chez moi d’une mère allemande qui parle mieux français que mon père français alsacien, elle protestante, lui catholique. Je suis fait de petites stratifications qui expliquent peut être une défiance face aux idées coulées dans les orthodoxies de tous poils, la vie est plus intéressante. J’aime beaucoup les frontières à tous les sens du terme. On peut les franchir, faire l’expérience du vertige lorsque l’on perd ses repères linguistiques et culturels. On peut aussi ne pas les franchir et passer la frontière plus intime vers soi-même. Ma peinture est modelée par les frontières, non par le centre. Le contact avec les autres te transforme, te déforme, c’est lui qui te fait prendre conscience de tes limites et de tes potentiels. Être seul est peu important, être au milieu des autres est déjà plus intéressant. Les frontières ne sont pas un problème, ce sont les douaniers.   

­EdC : Lorsque je parlais du fait de n’être plus enfermé dans des frontières, je pensais au moins autant à la façon dont cela pouvait te permettre de te situer toi-même dans plusieurs filiations à la fois, de ne pas avoir à choisir entre Baldung Grien et Poussin. 

DS : Lorsque je vais voir Les Quatre saisons de Poussin, cela m’aide à vivre, La Vierge à la treille de Baldung Grien à quelques centaines de mètres d’ici au musée de l’Œuvre Notre-Dame à Strasbourg m’aide à vivre aussi. Baldung Grien est vraiment le premier punk que je connaisse. La violence de ses dessins et ses peintures et son affectivité extrême par ailleurs sont d’une modernité incroyable. Il est très abordable. J’ai d’autres rendez-vous systématiques : voir Eliézer et Rebecca de Poussin et L’allégorie de la victoire, de Mathieu Le Nain au Louvre. La vierge des palefreniers à San Agostino à Rome, La Scuola dei Dalmati à Venise, Orazio Gentileschi à la Pinacothèque de Munich et bien d’autres.

­EdC : Peut-on parler d’une forme « d’intranquillité » ou d’inquiétude ?

DS : Ce sont des mots que j’utilise, mais ils ont été remplacés par incongruité, perçu comme un moteur, un mot plus actif. Au quotidien, ces mots ou plutôt leur état est là. Mon travail n’est pas nourri de documents, ils apportent des réponses. Je préfère l’inconstance de la poésie, des romans, écouter de la musique, voir des films, c’est là que je trouve les rapports avec mon activité.

­EdC : Je ne suis pas sans penser à d’autres choses quand je parle d’incongruité. Comme le note Christian Besson dans un texte publié en 1997, tu appelles Maternités des images qui ne sont pas des Maternités, du moins si l’on s’en tient à ce que le terme signifie dans l’iconographie religieuse. Tes Maternités, au départ étaient des grossesses. En citant une tradition iconographique liée à une culture religieuse, tu t’inscris dans un rapport à la culture classique de l’histoire occidentale, dans un temps très long, avec le risque que ce soit du coup quelque chose de fermé sur ce monde, dans un monde en voie de globalisation. 

DS : La culture occidentale à laquelle tu fais appel est une des cultures du monde, celle que je connais le mieux lorsque j’en croise d’autres. Tu découvres ta propre langue en apprenant une langue étrangère et comme je te le dis, ce sont les frontières qui me forment, les lignes de contact avec les autres. La critique renvoyait mes sous verre vers une activité régionaliste. Ce qui m’importait au-delà de la peinture, c’était cette pratique populaire sur tous les continents, comme une langue internationale avec des singularités fortes. Un créole ou un pinyin mais surtout pas un anglais d’aéroport. Faire de la peinture c’est aussi faire un état des lieux personnel, de sa culture, ses frontières et voir ailleurs comment cela se passe. En 2002-2003, j’ai fait ces tableaux titrés Inakalés. Un ami congolais, Joseph Ibongo – anciennement directeur du Musée d’art contemporain de Kinshasa – a travaillé sur la peinture populaire congolaise. En Occident, nous connaissons Chéri Samba et d’autres mais il existe une longue lignée d’artistes. Cet ami m’a montré ces tableaux que tu peux trouver sur les marchés à Kinshasa. L’iconographie des Inakalés est systématique : un arbre au milieu, un lion vient de la savane vers l’arbre de façon féroce ; de l’autre côté, un marigot avec un caïman ou un hippopotame avec une attitude tout aussi agressive ; dans le ciel des rapaces foncent sur l’arbre et dans les branches de l’arbre des serpents. Tous ces animaux vont vers le centre où un petit personnage est accroché au tronc ; il ne peut ni monter ni descendre : inakalé / il a calé . Cette figure est l’objet de variations en fonction de la situation économique, sanitaire, sociale du pays. Les animaux sont remplacés par des soldats, des seringues, les symboles du SIDA, avec des avions de chasse passant dans le ciel. Quand une épidémie de choléra ou une pression sociale quelconque se déclare, les peintres s’en emparent et en font des tableaux. J’ai peint des Inakalés : un arbre avec des cravates attachées – des cravates en place de l’homme et de son action, avec des têtes aux rictus incroyables, des avions qui pendent comme des fruits morts. Il n’y a pas forcément de personnage accroché au centre, mais l’arbre est bien là, sec ou ondoyant, dur ou mou. Un arbre à vœux, comme il s’en trouve dans toutes les cultures et sur lequel tu accroches toutes tes interrogations. Les Inakalés sont un hommage rendu à cette invention des peintres congolais. J’ai trouvé cela vraiment intéressant, parce que similaire à ces conventions que nous évoquions avec les Maternités : une forme qui permet à quelqu’un ou à une société de se reconnaître et d’avoir une relation avec ce qui s’y passe. Enfin, n’oublie pas que l’art africain nous a offert parmi les plus belles maternités sculptées qui soient… 

 

Croyances

 

DS : C’est dans cette attitude-là que je peux dire que j’ai la même relation avec ma propre culture. Nous avons beaucoup parlé de Baldung Grien, de Grünewald… Je suis en infusion complète avec ces choses-là ; elles m’ont formé visuellement, depuis que je suis enfant. 

­EdC : Ce qui veut dire que ce ne sont pas des conventions ou des genres morts. Parce que lorsqu’on entend le mot convention, en Occident, on entend le mot mort. 

DS : Il y a beaucoup de maniérisme dans l’usage des mots, cela dévoie souvent les échanges. Je l’entends comme au théâtre, quand on parle de conventions théâtrales ; ce qu’il faut faire sur scène pour être compris par le spectateur. Quand j’annonce Nu, je peins un nu : c’est à comparer, à voir, avec d’autres formes de nus, contemporaines ou passées. Je ne crois pas au prétexte iconographique en art qui permettrait une variation sur la forme. Avec le cubisme, Picasso et Braque n’inventaient pas une nouvelle iconographie. Ils firent des portraits, des paysages et des natures mortes pour bien signifier qu’ils se situaient sur le terrain de la peinture classique, de la règle du jeu. Les conventions auxquelles je me confronte ne sont pas académiques – qui d’ailleurs en décide ? En travaillant j’ai ce même sentiment d’étrangeté que j’ai pu avoir avec ces Inakalés qui sont devenus part intégrante de ma culture : il s’agit de voir à quel point elles sont toujours capables d’activité. Il y a un mot que je déteste dans le jargon de l’art contemporain, c’est réactivation. Je ne sais pas ce que cela veut dire. Je suis vraiment dans une relation première avec les choses. Ce n’est pas parce que c’est accroché dans un musée, que c’est à réactiver comme une vieille voiture en panne de batterie. Les tableaux, ceux qui ont été peints dans le passé, ne sont pas morts. Cela fait des siècles qu’on les regarde, qu’ils survivent à l’histoire, aux regards et qu’ils nous sont nécessaires. Un autre mot que j’aime encore moins, et que l’on emploie – à tort – à propos de mon travail c’est ironie. Je ne fais pas d’ironie, c’est une idée qui est très loin de moi. Il n’y a pas de second degré ; une deuxième lecture ou perception peut-être, mais j’insiste : pas d’ironie, c’est un masque. J’aime particulièrement un artiste comme H.C. Westermann notamment pour son œuvre graphique. Peter Saul m’a dit qu’il était davantage lié avec Jim Nutt ou d’autres peintres de l’École de Chicago parce que Westermann, selon lui manquait d’ironie, de second degré : « Il était vraiment comme son travail »… C’est précisément ce qui m’intéresse. 

­EdC : Cela veut dire que quand tu peins des chiens qui pensent des œuvres d’art, des citations de tableaux comme une bulle sortant de leur cerveau muet, il n’y a pas de second degré, pas d’ironie ?

DS : De l’humour certainement mais de l’ironie, non, je ne suis en aucun cas extérieur à cette situation, ou du moins en aucun cas dans une position de jugement extérieur. L’ironie est un masque qui cache la peur et les gens qui ont peur me font peur. Les peintures auxquelles les chiens pensent sont dans mon Panthéon, je suis un chien qui pense en peignant ces tableaux. J’ai une méfiance épidermique envers les gens qui n’ont pas d’admiration pour quelque chose. Devant Le Christ mort de Holbein, la Pieta du Titien à l’Accademia de Venise, Portrait et un rêve de Jackson Pollock, La translation du corps de Saint Marc du Tintoret, il n’y a pas de second degré possible. C’est un événement, et tu te dois d’être présent. Je demande souvent à mes étudiants quelle expérience concrète ils ont face à une œuvre d’art : est-ce qu’ils ont eu les genoux en coton, des vertiges ? Il est important de savoir pourquoi on s’engage dans une voie artistique. Pour moi, je sais qu’à 16 ans, lorsque j’ai vu pour la première fois Le Géographe de Vermeer à Francfort, je me suis physiquement effondré.

­EdC : Cela pose la question de la croyance en ce qui est représenté. S’il n’y a pas de second degré, alors il faut penser que chaque élément de la représentation peut avoir une présence efficace. Dans l’iconographie que tu utilises, cette question de la croyance est d’ailleurs présente implicitement, dans la mesure où il s’agit parfois d’une iconographie religieuse. 

DS : Je suis un mécréant de premier ordre, mais qui a été au catéchisme jusqu’à l’âge de 14 ans. Si j’avais raté mon concours d’école d’art, j’aurais voulu étudier la théologie protestante. Je suis incroyant, mais c’est le principe dominicain : je ne sais pas si je crois donc je me consacre à cela. Non pas à une foi religieuse mais à savoir si l’on peut tisser une relation à l’art en terme de croyance. 

­EdC : Mais dans tes images, comment s’articule cette question ? Si l’on prend le cas du Titien, c’est peut-être pousser les choses un peu loin que de dire que, quand il peint la Pieta, il croit réellement à la vertu salvatique de la mort du Christ dans les bras de sa mère, à cet instant là, à cet endroit là. Mais cela se voit dans le tableau je pense – et du reste on sait qu’il était destiné à son propre tombeau. Dans ton cas, il ne peut être question d’une adhésion aussi littérale au sens commun des images. 

DS : C’est une question très complexe. Il y a des artistes qui sont des croyants, leur travail fait preuve de croyance. Ellsworth Kelly, est un artiste croyant, Robert Ryman n’est pas un croyant. À quoi cela tient-il ? C’est ténu, c’est trois fois rien, c’est pourtant une complexité foncière, c’est ce qui fait la différence des travaux. Si je devais appartenir à une de ces catégories, je serais plutôt dans celle des croyants, ça m’est nécessaire. J’ai demandé récemment à un ami peintre allemand ce qu’il faisait en ce moment ? « Des personnages avec des feux de bois ». Dans la discussion je lui demande s’il pouvait peindre le feu ou les personnages, l’un sans l’autre. Il me dit : « Non. Parce que : Holz brennt (Le bois brûle). Le tableau existe parce que le bois brûle. ». C’est du même ordre. Il doit y avoir une aimantation entre les éléments et les gestes. Pour revenir à ce tableau que tu décrivais : le chevalier a longtemps existé sans cet avion de chasse derrière, alors est-ce qu’il est trop haut, est-ce qu’il est à sa place ? Une fois que l’avion de chasse est en place il y a cette espèce de matière brune qui apparaît dans le haut qui fait que l’on n’est plus dans un jeu de premier plan / arrière-plan. C’est peut-être le rêve d’Apocalypse de Dürer. C’est pour cela qu’il y a des cheveux, des accidents que je fais apparaître de façon très forte – parce que je crois en leur nécessité dans le tableau. Les réponses sont là plus que dans la technique ou l’iconographie. Les cheveux qui sont là, je n’ai aucune raison de les laisser et pourtant... Je ne sais pas répondre à la question de façon simple et claire, cela convoque de la complexité. Lorsque je les colle, j’y crois, comme le salut par la poussière. Comme une mouche dont tu penses qu’elle a choisi de se poser sur le ta­­­­­bleau.

­EdC : C’est le salut de quoi ? De l’image ? C’est une manière de sauver l’image ou c’est plus général que cela ?

DS : Oui, c’est plus général. C’est Nous. Quand je fais une tête, je la fais avec Nous. C’est ce principe du Nous – qui n’est pas un Nous collectif, mais un Nous englobant. C’est nécessaire, je pense, cette chose-là.


 

Le peintre Daniel Schlier face à la modernité du retable d’Issenheim de Grünewald.

«  Un artiste, une œuvre » (3/6) Six peintres ou plasticiens partagent leurs coups de cœur.

Aujourd'hui le peintre et enseignant à l’Ecole des Beaux-Arts de Paris

 

 

Daniel Schlier est né en 1960 à Dannemarie (Dàmmerkìrch en alsacien), dans le Haut-Rhin, plus précisément dans le Sundgau, à la frontière Suisse. Proche de Bâle et de son extraordinaire Kunstmuseum, mais aussi de Colmar où, au musée Unterlinden, est conservé le Retable d’Issenheim commandé par les moines Antonins au début du XVIe siècle à Mathis Nithard, dit Grünewald. Peintre lui-même, enseignant à l’ENSBA, l’école des beaux-arts de Paris, Daniel Schlier dit l’importance que ce monument de l’histoire de l’art revêt pour lui.

De quand date votre intérêt pour cette œuvre ?

Je l’ai découverte à 14 ans, un été. Il y avait une lumière blonde dans la chapelle or, paradoxalement, j’ai le souvenir d’une œuvre sombre, alors que c’est une des plus colorées qui soient. Mais sombre dans tous les sens du terme, autant visuellement que par son contenu, d’un réalisme total. Ça fait bizarre. On n’est pas forcément armé à cet âge-là pour une chose pareille : un immense machin dont je n’arrivais pas à me dépatouiller. Pas tant les grandes figures iconiques comme la crucifixion ou la résurrection, parce qu’on est préparé à cela, mais la machinerie du retable, son côté opéra… On peut y rentrer par le son, par la musique, par les odeurs, et évidemment par la foi, si on est croyant. C’est une œuvre d’art total. Et une machine à créer du doute : les perspectives rompues sur chaque scène, voire impossibles dans l’Annonciation et surtout la Crucifixion dans laquelle le Christ… n’existe physiquement plus dans l’espace du tableau. Et pourtant il est là…

Et ensuite ?

Je n’aime pas le terme de pèlerinage, mais j’y suis retourné au moins une fois par an, souvent plus. C’est comme une batterie pour moi, une grosse pile à laquelle me recharger. Je me suis aussi intéressé à ses contemporains, comme Schongauer ou les Holbein du musée de Bâle. Mais Schongauer, il est dans une stylisation qui touche à la grâce, alors que Grünewald est dans une modernité tout à fait contemporaine. Je dois avouer qu’à 20 ans, je regardais aussi Gerhard Richter, Cy Twombly beaucoup, mais que je revenais toujours au retable. 

Pourquoi ?

C’est un argument que j’utilise aujourd’hui avec mes étudiants : n’allez pas voir votre frère ou votre père, allez voir votre grand-père et si possible votre trisaïeul ! Il est important de s’ancrer le plus profondément possible dans ce qu’on fait. Ainsi, on peut passer par exemple par Otto Dix pour remonter à Grünewald, sur un plan de technique de peinture, de langage, comme l’a montré il y a quelques années une exposition Dix au musée de Colmar. Grünewald a plusieurs pinceaux, il peut chanter plusieurs chants, il a des moments de douceur italienne, d’autres de violence expressive. Il ne peint pas de la même façon la vierge penchée sur son petit enfant, et la même pleurant sur le cadavre du fils qu’elle a aimé. Tout ça sur la même surface : c’est unique. Les rideaux qui passent inaperçus et qui rythment les espaces, les lumières qui vont de l'observation scrupuleuse des paysages jusqu’à des ciels noirs et météoriques… Cela manifeste l’affirmation par Grünewald de différents niveaux de réalité sur une même surface et dans un même monde où la science qui débute côtoie la superstition. Cette immense variation de langage est d’une modernité qui me surprend toujours. 

Ses contemporains le percevaient ainsi ?

Oui. Melanchton, le grand humaniste réformateur, quand il citait les trois grands peintres de son époque, Dürer, Cranach, et Grünewald, les catégorisait ainsi : le premier, c’était « l’art élevé », le deuxième, « l’art séduisant », et « l’art médiocre » de Grünewald. Mais « médiocre » au sens latin du terme, qui est au milieu, entre les deux. 

Et les petits diablotins ?

Je crois que l’inconscient germanique est construit comme ça : ça fait partie du fond culturel. Ce que vous appelez les petits diablotins nous paraissent tout à fait naturels. Il y a quelques années, lors de la rétrospective Grünewald qui avait lieu tant à Colmar qu’à Karlsruhe, je travaillais avec les étudiants de l’école d’art de Tarbes-Pau. On a organisé un voyage pour que ces jeunes des Pyrénées puissent voir ces expositions et aussi le musée de Bâle, et je me souviens qu’en mettant pour beaucoup les pieds pour la première fois dans des musées alémaniques, ils étaient effrayés, au sens strict du terme, par le nombre de scènes de torture, de meurtres, de martyrs, et tous ces diables qui entourent les représentations notamment de saint Antoine. C’est commun chez nous. Cela dit, il est clair qu’il a créé de très, très, très beaux monstres. Sérieusement : il y a là-dedans Predator, Alien, et la bête du cinéaste coréen Bong Joon-Ho dans son film The Host (2006) : je l’avais rencontré à Strasbourg, et il me disait avoir essayé de créer « un beau monstre ». Un monstre dans lequel on peut se retrouver. Je crois que les monstres de Grunwald ont cette dimension cinématographique. Des visions de LSD.

Vous faites allusion aux délires provoqués par l’ergot de seigle dans le pain, ce « feu de saint Antoine » que soignaient les moines commanditaires du tableau ?

Je ne pense pas que Grünewald en ait mangé, mais je suis certain qu’il a recueilli les témoignages des malades, de leurs visions. C’est l’argument du retable : les gens souffraient à côté, et la seule façon de les soigner, c’était de les nourrir d’autre chose que le mauvais pain qui les avait intoxiqués, en leur donnant notamment des protéines animales, la viande des fameux cochons de saint Antoine. Grünewald parvient à mêler l’observation précise du botaniste aux visions démoniaques du junkie.


Vous-même, dans vos tableaux, adoptez une matière lisse comme la sienne ?

Cet aspect de la peinture du XVIe siècle me fascine : c’est lisse et pourtant, c’est profond comme de l’eau. Comment, avec si peu, faire passer du sens, une émotion ? C’est quelque chose qui vous échappe, c’est de l’autre côté. A Bâle, il y a une petite crucifixion de Grünewald, lorsqu’on observe de très près le corps du christ martyrisé, on se rend compte qu’il a été peint sur un fond un peu couleur chair. La partie qui dessine le corps, c’est trois fois rien, presque comme une aquarelle : il remonte un peu les blancs, un peu les blessures, les scarifications, mais c’est le fond du tableau qui apporte la couleur. C’est littéralement une forme d’incarnation : le tableau lui-même devient le corps de la chose. Comme les crucifixions chez Altdorfer, où on voit les larrons de profil, sur des croix qui ne sont pas des poutres charpentées, bien équarries, mais des sapins du coin à peine dégrossis à l’herminette. On voit l’écorce, l’aubier, le tronc et le corps dessus. Une métaphore du tableau-squelette qui porte le corps du christ et ses blessures. Si on y ajoute l’encadrement, en bois lui aussi, mais réel, on affirme le support, sa matérialité, comme jamais. 

C’est ce qui attire toujours les artistes aujourd’hui ?

Beaucoup sont venus à Colmar pour le voir. Les américains notamment, Ellsworth Kelly, Jasper Johns qui lui, venait régulièrement et utilise dans certains de ses tableaux le motif du soldat qui tombe durant la résurrection. Léonor Fini était passée avec André Pieyre de Mandiargues… Mais cela va plus profond que les seules célébrités. J’y étais un jour, à l’été 1990, après la chute du Mur de Berlin, et un couple, plutôt âgé, peut-être des retraités, est arrivé juste avant la fermeture. La dame à la caisse ne voulait pas les laisser entrer et leur a dit de revenir le lendemain. Ils m’ont expliqué qu’ils avaient fait tout le voyage depuis l’Allemagne de l’Est, dans une petite Trabant, exprès pour voir le retable, qu’ils en rêvaient depuis que le Mur était tombé, et qu’ils n’avaient pas les moyens de se payer une nuit d’hôtel. Je ne sais pas ce qu’ils sont devenus, mais le retable était donc aussi un mythe en Europe de l’Est… Six ou sept heures de route en Trabant pour le voir, c’était une forme de dévotion…